COMMUNICATION Recherche en évaluation expérimentale des politiques publiques et prix Nobel / Présentation, intérêt et perspectives pour la RDC : Par Bobo B. KABUNGU, Ph. D.
La Banque de Suède a décerné à Stockholm, le 11 octobre courant, à un trio de spécialistes de l’économie expérimentale, le prix Nobel d’économie pour l’année 2021. Les « heureux gagnants » sont d’une part, le Canadien David Card[1] et d’autre part, conjointement, au binôme composé de l’Américano-Israélien Joshua D. Angrist[2] et de l’Américano-Néerlandais Guido W. Imbens[3]. Proposés par le Professeur Bobo B. KABUNGU, les paragraphes qui suivent ont pour objet (i) de circonscrire ce pan de l’économie ; (ii) de présenter brièvement les recherches réalisées par ces génies aujourd’hui récompensés ; (iii) de montrer l’intérêt de l’expérimentation dans l’évaluation des politiques publiques et (iv) de faire mention des perspectives ad hoc en RDC.
Présentation de l’économie expérimentale
L’économie expérimentale est un domaine de recherche apparu après la Seconde Guerre Mondiale et inspiré de la psychologie. Ses techniques permettent d’observer les décisions qui sont ou seraient prises par les individus dans divers environnements. Il s’agit d’une analyse en environnement contrôlé, une expérience en laboratoire prenant concrètement la forme d’un jeu au cours duquel les participants prennent des décisions, interagissent et reçoivent des informations. Les règles de ce jeu sont conçues de manière à reproduire une situation économique d’intérêt.
L’Institut des Politiques Publiques[4] renseigne que l’approche de l’économie expérimentale permet d’observer les comportements et le résultat effectif de l’interaction des individus dans un environnement dont toutes les dimensions sont maitrisées par l’analyste. Ceci garantit que les changements de comportements observés entre différents environnements constituent bien un effet causal, et non une simple corrélation. C’est à ce titre un outil puissant d’analyse empirique pour toutes les situations qui posent un problème d’observation, par exemple par ce que les comportements d’intérêt ne sont pas observés (activités illégales, effort au travail) ou simplement parce que certains environnements dont il serait souhaitable d’observer les effets n’ont pas encore été mis en place. La principale limite de cette méthode d’analyse est la difficulté à généraliser les résultats obtenus en laboratoire à l’ensemble de la population. Pour dépasser et contourner cette limite, les chercheurs avertis suivent de près des phénomènes réels en recourant à des méthodes quasi-expérimentales comme la double différence, sous réserve du respect des règles éthiques.
Bref retour sur les recherches des « prix Nobel »
S’agissant des avancées particulières apportées par chacun des économistes, il sied de mentionner que Card a pu analyser, partant des « expériences naturelles », les effets du salaire minimum, de l’immigration et de l’éducation sur le marché du travail, remettant en question des théories empiriques ayant fait l’unanimité jusqu’ici. A travers ses recherches, il a pu prouver que l’augmentation du salaire minimum n’entrainait pas forcément une diminution des emplois. Cet économiste s’était déjà penché en 1980 sur le cas de l’« exode de Mariel »[5], avec 125.000 cubains expulsés par le régime de Fidel Castro par le port de Mariel. Ces derniers se sont installés aux Etats-Unis, dont près de la moitié à Miami. Card a étudié comment la ville de Floride a « absorbé » cet afflux, sans faire exploser le chômage, ni faire plonger les salaires.
Dans un registre similaire, note le Monde (2021)[6], Card et son Collègue Alan Krueger ont étudié la relation entre salaire minimum et emploi grâce à une expérience naturelle au début des années 1990. Pour ce faire, ils ont comparé la situation du marché du travail dans la zone frontalière entre les Etats américains du New jersey et de Pennsylvanie. Le salaire minimum avait été augmenté dans le New Jersey tandis qu’il était resté le même en Pennsylvanie. En focalisant leurs recherches sur une zone géographique homogène, les deux chercheurs ont montré que la hausse du salaire minimum n’avait eu aucun effet à la baisse sur le nombre d’employés. Cette conclusion allait à l’encontre de la théorie dominante de l’époque, qui supposait qu’une augmentation du salaire minimum détruirait des emplois.
En ce qui concerne Angrist et Imbens, leurs contributions à l’analyse des relations causales dont les premières remontent aux années 1990 ont été jugées plus que pertinentes. Le duo a réalisé des percées méthodologiques en permettant de tirer des conclusions solides sur les causes et les effets à partir d’expériences naturelles (Vittori, 2021)[7], notamment en matière d’éducation. Angrist, par exemple, a déterminé qu’un haut niveau d’études conduisait généralement à de plus hauts salaires (autour de 9,0 % pour une année supplémentaire d’étude). Il a également montré en 2003, en étudiant l’immigration yougoslave des années 1990 en Europe, avec la contribution d’Adriana Kugler, que le chômage augmentait d’autant plus fortement que les institutions du marché du travail et du marché des biens et services étaient rigides. Par la suite, Imbens a travaillé avec Angrist pour affiner l’interprétation de ces résultats.
Intérêt de l’expérimentation dans l’évaluation des politiques publiques
Somme toute, l’octroi de ce prix confirme la place de l’évaluation des politiques publiques dans les sciences économiques, surtout lorsque les premières touchent aux questions sociales, en l’occurrence l’emploi et l’éducation. Si l’on considère également le fait que les trois prix Nobel d’économie de 2019 (Abhijit Banerjee, Esther Duflo et Michael Kremer)[8] sont également des tenanciers des méthodes expérimentales en évaluation, il est fort à parier que l’économie a entamé un virage de la théorie vers l’expérimentation a priori propre aux sciences comme la physique et la biologie, quand bien même les expériences in vitro peuvent se distinguer de réalités in vivo, tout en ne perdant aucunement leur importance en matière d’aide à la décision.
Autrement dit, pour reprendre la pensée d’Antoine Reverchon[9], plutôt que de construire des modèles théoriques d’explication des phénomènes économiques (comme la « théorie de l’équilibre général », la « théorie des contrats » ou la « théorie des incitations », etc.) et de les confronter aux comportements et aux terrains réels, l’approche expérimentale essaie de trouver soit dans la réalité, soit dans une réalité créée pour les besoins de l’expérience, des terrains sur lesquels sont expérimentées des mesures économiques comme une hausse (ou une baisse) de revenus, de qualifications, de formation, d’impôts, de main-d’œuvre, etc.
Comme pour le test d’un médicament en médecine, l’application de cette variable sur le terrain d’expérimentation est comparée avec un terrain « témoin » où elle n’a pas été appliquée (le « placebo » dans le cas du médicament), ce qui permet d’en mesurer les effets relatifs. Cette méthode est particulièrement utile pour évaluer les politiques publiques, que ce soit pour en mesurer les effets ou pour tenter de les prévoir en menant des expérimentations préalables.
Quelles perspectives pour l’économie expérimentale et l’évaluation en RDC ?
En tant que jugement objectivé porté sur une intervention publique, l’évaluation est au cœur du débat démocratique où l’action des mandataires fait l’objet de critiques afin de savoir s’ils méritent que le souverain primaire leur renouvelle sa confiance. Dans les pays à forte culture démocratique, l’évaluation des politiques publiques est institutionnalisée : la sphère politique, le monde scientifique et la société civile s’impliquent pour que non seulement les décisions se prennent en toute transparence mais aussi sur la base des études au sujet de leur impact sur les secteurs visés et le reste de la vie sociétale (Kabungu, 2019)[9].
Pour parler de la RDC, fort est de constater qu’en référence à un article recourant à la méthodologie indiciaire suggérée par Varone et Jacob (2004)[10], un état des lieux du degré d’institutionnalisation de l’évaluation dans la sphère publique en RDC avait mis à découvert un déficit criant dans ce domaine. En effet, le pays se situe, d’après cette étude[11], au niveau 1, sur une échelle de 0 à 9, contre 9 pour la France. Plusieurs causes de ce retard furent épinglés, entre autres, (i) l’absence de volonté politique traduite par le peu ou le manque de demandes d’évaluation de la part des acteurs institutionnels internes et de la société civile ; (ii) l’indisponibilité ou la non fiabilité des statistiques rendant l’exercice d’évaluation peu objectif ; (iii) la non-soutenabilité du coût de l’exercice régulier de l’évaluation des politiques publiques dans un contexte de bas niveau des recettes publiques et (iv) l’insuffisance de l’expertise nationale.
Pour se rattraper, il est nécessaire de (i) susciter l’avènement d’un leadership transformationnel et favorable à l’évaluation des politiques publiques et mettre en place un cadre ad hoc rattaché soit à la Présidence de la République, soit à la Primature ; (ii) accroître l’implication de la société civile traduite par l’augmentation des demandes d’évaluation, en dehors des bailleurs des fonds ; (iii) encourager l’élaboration des statistiques fiables en vue d’une évaluation quantifiée ; (iv) prévoir des lignes budgétaires liées à l’exercice régulier de l’évaluation des politiques publiques dans un contexte d’accroissement (marginal) des recettes publiques, de sorte que l’évaluation n’exerce pas un effet d’éviction sur la poursuite des programmes à impact positif et (v) renforcer l’expertise nationale dans le domaine via des formations ciblées et un apprentissage systématique en prenant exemple sur les rares études déjà réalisées en RDC à ce jour, à l’instar de celle portant sur l’évaluation de la réforme sur la bancarisation de la paie des agents et fonctionnaires de l’Etat publiée par la Banque Africaine de Développement[12].
Certes ce champ peut paraitre vaste, mais il importe de commencer quelque part, suivant la disponibilité des statistiques. A ce sujet, les politiques conjoncturelles se prêteraient aisément à cet exercice. Ainsi, les décideurs auraient la mesure exacte des effets de leurs actions sur l’inflation, le taux de change, la dédollarisation, le financement de l’économie, la stabilité financière, etc., afin de mieux connaitre la part de l’efficacité qui leur est propre. Sur le plan structurel, il serait question, par exemple, d’évaluer (i) les retombées de la gratuité de l’enseignement de base sur l’accès à l’éducation et sur sa qualité ; (ii) l’effet de l’aménagement des sauts de moutons sur la circulation routière à Kinshasa ; (iii) l’impact de l’ouverture économique sur la croissance et le développement du pays ; (iv) les conséquences de l’entrée en programme avec le FMI sur le comportement des indicateurs macroéconomiques de la RDC ou d’un panel de pays d’Afrique centrale ; (v) les liens entre le confinement des entités ciblées sur la propagation de la maladie à coronavirus ; (vi) les résultats de l’état de siège sur la paix et l’activité économique dans les entités concernées, etc., faisant ainsi de l’économie expérimentale un domaine au cœur de l’évaluation dans des domaines divers.
Notes et références
[1] University of California, Berkeley, USA.
[2] Massachusetts Institute of Technology, Cambridge, USA.
[3] Stanford university, USA.
[4] Institut des Politiques Publiques (n. d.). Economie expérimentale. Disponible sur https://www.ipp.eu/methodes/economie-experimentale/. Consulté le 12 octobre 2021 à 17h45, heure de Kinshasa.
[5] Charrel, M. (2017). Les économistes se penchent sur l’impact des migrations sur les salaires. Publié le 21 décembre 2017 à 06h42, mis à jour le 22 décembre 2017 à 11h47. Disponible sur https://www.lemonde.fr/economie/article/2017/12/21/les-economistes-se-penchent-sur-l-impact-des-migrations-sur-les-salaires_5232644_3234.htlm.Consulté le 12 octobre 2021, à 12h50 heure de Kinshasa.
[5] Le Monde (2021). Le Nobel d’économie attribué à un trio de spécialistes de l’économie expérimentale. Publié le 11 octobre 2021 à 12h15, mis à jour à 19h38. Consulté le 12 octobre 2021, à 12h39, heure de Kinshasa.
[6] Vittori, J.-M. (2021). Le Nobel d’économie 2021 met à nouveau l’empirique à l’honneur. Les Echos. Publié le 11 octobre 2021 à 12h58, mis à jour dito à 18h36. Disponible sur https://www.google.com/amp/s/www.lesechos.fr/amp/1353818. Consulté le 12 octobre 2021 à 17h27, heure de Kinshasa.
[7] Pour leurs travaux sur l’allègement de la pauvreté globale et la promotion de l’expérimentation comme méthode rigoureuse d’évaluation des politiques publiques.
[8] Reverchon, A. (2021). Nobel d’économie 2021 : le triomphe de l’expérimentation face à la théorie. Disponible sur https://www.lemonde.fr/economie/article/2021/10/12/nobel-d-economie-2021-le-triomphe-de-l-experimentation-face-a-la-theorie_6097978_3234.html. Consulté le 12 octobre 2021 à 11h29, heure de Kinshasa.
[9] Kabungu, B. B. (2019). L’évaluation des politiques publiques comme créneau de recherche des « Prix Nobel 2019 d’économie ». Quels enseignements institutionnels pour la RDC ?. Disponible sur https://www.7sur7.cd/2019/11/05/levaluation-des-politiques-publiques-comme-creneau-de-recherche-des-prix-nobel-2019. Consulté le 12 octobre 2019 à 18h38, heure de Kinshasa.
[10] Varone, F. & Jacob, S. (2004). Institutionnalisation de l’évaluation et nouvelle gestion publique : un état des lieux comparatif, Revue Internationale de Politique Comparée, (11)2.
[11] Kabungu, B. B. (2018). La pratique évaluative dans la sphère publique française et congolaise : Analyse comparative et perspectives d’institutionnalisation. Annales de l’UNIGOM, (8)2, 1-25.
[12] Kabungu, B. B. (2019). La satisfaction des utilisateurs comme critère déterminant de l’évaluation des réformes d’envergure en Afrique. Evaluation Matters, Banque Africaine de Développement, 2ème trimestre 2019, pp. 47-56. Disponible sur http://idev.afdb.org/sites/default/files/documents/files/EM%20Q2-2019%20%28Fr%29%20%5BWeb%5D.pdf.
Brève biographie de l’auteur
Le Professeur Bobo B. Kabungu est un économiste et haut fonctionnaire congolais. Docteur en Administration publique de la BIU/Madrid et Postdoctorant en Développement International à l’IUDI/Yaoundé, il s’est spécialisé en Evaluation des politiques publiques, après un Master 2 en Evaluation et Management des Politiques Sociales de l’Université de Grenoble Alpes en France. Il détient également deux Diplômes d’Etudes Supérieures Spécialisées, respectivement en Economie du Développement et en Gestion de Projets ainsi qu’une Certification en Evaluation du Développement de l’ENAP/Québec. Chercheur au Centre de Recherche en Sciences Humaines (CRESH), l’auteur a à son actif plusieurs conférences et publications scientifiques. Dans le secteur associatif, il est le Président du Conseil Permanent de l’Initiative Congolaise pour l’Evaluation, le Bien-Etre, la Recherche et le Genre (ICEBERG asbl). C’est donc uniquement en sa triple qualité de scientifique, de praticien et de membre du mouvement associatif congolais qu’il s’est exprimé.